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Ce blog est totalement dédié pour débattre de l'avenir de notre patrimoine commun. On espère que ce serait un lieu de rencontre entre les membres de la communauté de l'eau en Tunisie, permettant de confronter différents point de vue sur la problématique de l'eau dans notre pays.
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mardi 27 octobre 2015

Sécurité hydrique en Tunisie : le futur code des eaux est-il à la hauteur du défi ?


Le premier ministère a publié, en Juin 2015, sur son site internet, un projet de code des eaux destiné à terme à remplacer la loi n°75-16 du 31 mars 1975. Il s’agit d’une étape importante dans ce chantier complexe lancé en 2009 par le ministère de l’agriculture. L’analyse des commentaires publics sur le site permet d’esquisser une première réponse à la question de savoir si ce projet est à la hauteur des défis que rencontre la Tunisie dans ce domaine. Les éléments relatifs au respect des dispositions constitutionnelles et les propositions relatives au cadre de la gouvernance des ressources en eau, seront examinés successivement.

Il y a lieu de souligner tout d’abord, qu’en comparaison avec la loi en vigueur, certaines dispositions du projet du nouveau code des eaux sont tout à fait inédites. A juste titre, ce projet qualifie l’eau de « patrimoine », un qualificatif qui intègre le concept de développement durable et de droits des générations futures et qui traduit la notion de bien commun. Il implique par conséquent de nouvelles obligations en matière de responsabilité partagée, de conservation et de protection. L’eau retrouve ainsi son véritable statut. Désormais l’eau ne concerne pas exclusivement l’Etat, mais ce patrimoine est l’affaire de toute la société.

Le législateur propose d’élargir la notion de domaine public hydraulique pour incorporer le patrimoine artificiel de l’eau. La Tunisie a investi pendant plus de 60 ans dans le développement de l’infrastructure hydraulique, afin de réaliser le droit d’accès à l’eau à tous les citoyens. Evidemment, la durabilité de cet accès est totalement dépendante de la durabilité de cette infrastructure.
Le projet de nouveau code aborde également la planification, bien que  les principes directeurs de développement du plan national des ressources en eau et des plans directeurs régionaux d’aménagement ne sont pas explicités.

Dans sa version actuelle, le projet de loi apparait problématique par rapport à plusieurs dispositions constitutionnelles et engagements internationaux de la Tunisie. Il convient donc de souligner que même si ce projet reconnaît explicitement le droit à l'eau et à l'assainissement, il ne précise pas le contenu de ce droit par des éléments substantiels et procéduraux tels que définis par le Comité des Nations Unies pour les droits économiques, sociaux et culturels [1].Contrairement, plusieurs lois sur l'eau adoptées dans des pays Africains et d'Amérique latine précisent notamment la quantité d'eau considérée comme essentielle et la distance par rapport au point d'eau.

D’autre part, les dispositions relatives à la gestion du domaine public hydraulique (article 23), à la propriété des ressources (article 44) ou encore celles relatives aux concessions, pourraient être en contradiction avec l’article 13 de la constitution sur les ressources naturelles [2].
Bien que l'article 44 de la constitution [3] affirme que l’ensemble de la société Tunisienne est partie prenante de la gouvernance de l'eau, ce projet ne prévoit pas de mesures concrètes de participation publique aux décisions et d'élaboration de stratégies relatives à la gestion des ressources en eau.

En ce qui concerne la gouvernance et le cadre institutionnel de la gestion de l'eau, ce projet maintient les différents intervenants dans leur rôle actuel, munis des mêmes pouvoirs sans proposer de changements dans le cadre institutionnel. Ainsi, le rôle du Conseil National de l’Eau demeure consultatif et  les modalités de participation des autres acteurs dans le processus décisionnel sont très peu développées. Dans la pratique  le ministère chargé de l’eau reste l’unique autorité compétente réelle dans le domaine de l'eau, et le ministre prend toutes les décisions essentielles y afférentes:
• article 26: il détermine les priorités, conduit l’arbitrage et distribue les quotas d'eau
• article 42: il donne les autorisations et les concessions ;
• article 46: il agrée les contrats d’exploitation et de distribution
• article 47 : il autorise l’accès au domaine public hydraulique
• articles 42, 64 et 80: il décide de la tarification et des redevances de l'eau et l’assainissement
• article 121: il transige avec les personnes poursuivies pour infraction

Le seul élément relativement nouveau dans ce projet est l’encouragement des partenariats public-privé (PPP) dans le domaine de l’eau (article 61), avec l’élargissement du champ d'application de la concession pour inclure la gestion, le contrôle des systèmes de production et distribution d’eau potable et de traitement des eaux usées.  Alors que le projet de loi concernant les PPP est toujours en discussion au parlement, ce projet de code des eaux s’emploie donc à promouvoir cet outil sans en préciser les contours et modalités.
Sous quelles conditions, l’instrument PPP pourrait-t-il contribuer à relever les défis posés par la sécurité hydrique en Tunisie ? En réalité, quelques soient les intervenants, publics et privés, c’est avant tout le modèle de la régulation, ainsi que la capacité de supervision de l’Etat, qui doivent être examinés et consolidés !

C’est sans doute ici que se trouve le point le plus faible de l’actuel projet de code des eaux. En effet, le projet n’aborde pas la question centrale du modèle de régulation. Les expériences internationales démontrent pourtant son rôle primordial pour avancer vers une gestion des ressources en eaux plus efficiente et orientée vers la satisfaction de l’intérêt général. Le projet n’adopte pas non plus la recommandation du Centre National des Etudes Agricoles (CNEA) énonçant d’instaurer une instance indépendante de régulation du secteur, d'autant plus qu'il encourage la gestion déléguée au secteur privé.

Par ailleurs, une amélioration sensible de la gouvernance de l’eau ne devrait-elle pas s’appuyer sur un rôle décisionnel du Conseil National de l’Eau ? Un conseil qui pourrait être formé en intégrant des représentants des régions, et placé sous l’autorité du chef du gouvernement comme le prévoyait d’ailleurs, le projet du CNEA approuvé par la Commission du Domain Public Hydraulique [4]. Toutes les parties prenantes pourraient ainsi participer plus efficacement à l'élaboration des programmes et à l'exercice du contrôle démocratique sur la gestion de l’eau.

Les propositions qui touchent à l'accès du public aux informations relatives à l'eau sont ambiguës et non conformes aux dispositions constitutionnelles sur le droit à l'information. L’Etat est pourtant soumis à une obligation de transparence et de redevabilité, essentielles pour assurer des progrès de performance dans ce domaine.
Il est à noter également que la base de données sur le domaine public hydraulique (article 38) qui est en principe l’outil d’évaluation pour l’amélioration des politiques publiques de l’eau, ne fait pas référence à la nécessité de collecter des données permettant d’apprécier les progrès dans la gestion de la demande des différents secteurs d’usages de l’eau. On ne propose pas d’indicateurs économiques explicites relatifs à la mesure de l’efficacité, la performance, la productivité, l’efficience et la valorisation de l’eau.

Le projet aborde de manière partielle et ambiguë la question essentielle du financement du système de l’eau dans les articles 45 (redevances) et 64 (tarification de l’eau potable). En effet, le système actuel souffre lourdement d’un sous-financement chronique de ses coûts opérationnels et d’investissement. Quatre questions méritent donc d’être posées à ce sujet :
• Les tarifs et redevances de l’eau, payés par les usagers doivent-ils couvrir une partie ou la totalité des coûts d’investissement et d’exploitation ?
• Selon quel modèle, le régulateur fixerait les tarifs et redevances de l’eau ? Seraient-ils des tarifs indexés simplement sur la couverture des coûts ou plutôt sur la performance des services de l’eau ?
• Dans la mesure où les tarifs et redevances ne couvrent qu’une part des charges, comment financera-t-on ce que les usagers directs ne couvrent pas?
• Quels outils doivent être utilisés pour garantir que les tarifs soient effectivement recouverts ?

Actuellement, les tarifs payés par les usagers ne couvrent pas les coûts d’exploitation, alors que l’Etat a le plus grand mal à couvrir la brèche, sachant par ailleurs que le niveau de recouvrement des redevances et des tarifs est tellement bas, qu’il est incompatible avec la recherche de l’équilibre financier.
Comment améliorer la perception de la redevance domaniale sur les eaux souterraines dont le recouvrement actuel correspond à moins de 10% des volumes prélevés dans les nappes, alors que ces nappes souffrent d’une forte surexploitation? Comment améliorer le recouvrement des dettes que les agriculteurs et les entreprises privées et publiques accumulent auprès des CRDA ?

Enfin, ce projet montre une volonté d’alourdir les mesures répressives, y compris le recours à de peines de privation de liberté pour des infractions liées au domaine public hydraulique. Il y a lieu de s’interroger sur l’intérêt de telles dispositions. Sont-elles applicables alors qu’un grand nombre d’usagers du domaine public hydraulique, y compris des sociétés d’Etat, ont commis et commettent des infractions. L’Etat se donnera-t-il les moyens d’appliquer les dispositions draconiennes des articles 135 et 136 concernant les milliers de forages et puits illicites construits avant et surtout après 2011? La voie répressive est-elle suffisante pour assurer que les acteurs reconnaissent le caractère de bien commun inhérent à cette ressource essentielle? Ne serait-il pas opportun de mobiliser l’ensemble de la société afin de développer le sens des responsabilités à l’échelle de chaque citoyen ?

En conclusion ce projet ne propose  pas une nouvelle vision pour la gouvernance, ni d’alternatives efficaces, et en conséquence il peut difficilement être considéré comme une avancée par rapport au code des eaux en vigueur depuis 1975.

Notes :
[1] «The human right to water entitles everyone to sufficient, safe, acceptable, physically accessible and affordable water for personal and domestic uses », UN CESC - General Comment 15, para.2 (2002) https://en.wikipedia.org/wiki/Right_to_water
[2] Article 13 “Les ressources naturelles appartiennent au peuple tunisien. L’Etat y exerce sa souveraineté en son nom. Les accords d’investissement relatifs à ces ressources sont soumis à la commission spéciale de l’Assemblée des Représentants du Peuple. Les conventions y afférentes sont soumises à l’approbation de l’assemblée.http://www.legislation.tn/fr/constitution/la-constitution-de-la-république-tunisienne
[3] « Le droit à l’eau est garanti. Il est du devoir de l'Etat et de la société de préserver l'eau et de veiller à la rationalisation de son exploitation »
[4] http://www.semide.tn/ : Projet du code des eaux version Juillet 2014 http://www.semide.tn/CDE072014.pdf

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